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25 février 2006

Moka

(texte composé pour la série à thème " Au café " sur Un endroit, le site de Hervé Grillot) http://pagesperso.laposte.net/unendroit/rubrique.php3?id_rubrique=3

Elle ne s’appelle forcément pas Françoise. Et vraiment je m’en moque éperdument. Toute mon attention détaille son intérieur, passe en revue l’amoncellement d’objets hétéroclites, de casseroles défoncées, d’ustensiles de cuisines, d’effets personnels, la plupart usés jusqu’à la trame. Une vie intérieure remisée à la japonaise, dans un espace grand comme un mouchoir de poche, agrémenté aussi d’un vieux téléviseur, d’une bicyclette à moitié rouillée et - mais où donc est-elle allée la dénicher ? - d’une paire d’échasses. Le taudis semble soigneusement entretenu pour en circonscrire la puanteur naturelle. Mais lorsqu’on habite Balbala, il n’est pas facile d’oublier l’emprise du plus terrible bidonville de la Corne de l’Afrique. L’autre pièce, c’est la chambre. Un rideau rouge tiré sur une tringle branlante en délimite l’accès. Le seul espace coquet et précieux de ce refuge. Normal ! C’est aussi son bureau, son fond de commerce. Françoise est arrivée d’Éthiopie pour assurer l’intendance. Celle des hommes de troupe de l’Armée Française stationnée à Djibouti. Elle y parvient sans trop de mal. Elle ne fait jamais relâche. " Un kawa, chéri ?" Mon acquiescement voit s’afficher sur son visage un sourire discret, mystérieux. Elle sort une poêle, y jette quelques graines, munie d’un éventail ravive une braise moribonde. Lentement une flamme monte et, devenue vivace, vient lécher le fond du récipient dans lequel commencent à danser des fèves vertes. L’odeur caractéristique me ramène à la réalité. Je cherche des yeux la cafetière et devant son air amusé me rend à l’évidence : elle ne possède aucune machine à café. Elle peut moins encore s’offrir le luxe d’un paquet de café soluble. Alors devant moi le cérémonial s’organise. Celle de la torréfaction de ce premier café matinal, grillé patiemment, avec la simplicité que l’on doit consacrer aux choses essentielles, avec tout le sérieux qu’il faut réserver aux actes les plus dérisoires. Il est tourné et retourné à l’aide d’une longue spatule de bois qui repère, infaillible, le moindre grain insuffisamment rôti. Elle chante, Françoise, elle chante. Telle ces lavandières qui se donnent du courage à battre leur linge au bord de la rivière. Elle fredonne ces mêmes refrains que d’autres teinturières entonnent, les mains dans l’indigo ou le vermillon, pour oublier l’obscur de leur triste sort. Elle murmure sans doute une vieille comptine que sa mère lui réservait pour l’endormir, en ramassant son bois de cuisine. Elle murmure toujours en empoignant un vieux moulin dans lequel elle enfourne les grains encore brûlants et dont elle tourne le mécanisme au rythme de sa nostalgie. Elle n’abandonne son refrain que pour me tendre un petit verre de café léger, goûteux, étrangement peu amer, qu’elle vient de filtrer plusieurs fois successives dans un récipient ressemblant plus à une théière. « Voila, chéri ! Le kawa c’est bakchich° ! * Mais n’oublie pas mon cadeau avant de partir ! » Elle le méritait elle son cadeau. Je lui ai laissé avant de sortir. Avec beaucoup moins de regrets que la poignée d’euros que je Dois à ce patron de bistrot désagréable pour un jus approximatif.

° bakchich : cadeau

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