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20 mai 2006

La mort Parle

mortI

Je revenais de province ce soir là, débarquant en gare de Lyon par le dernier omnibus de 01h30. Je jouissais ainsi de l’ultime répit concédé aux retardataires et aux paresseux. Ceux que l’on désigne par cette appellation fort peu élogieuse mériteraient qu’on leur concède quelque crédit. Je le conçois aisément puisque en fin de compte je partageais avec eux ce convoi nocturne et momentanément aussi, un peu de leur indolence. Nous les condamnons pourtant Ipso Facto non pour la facilité qui semble commander à leur lésine et plus pour l’intransigeance avec laquelle nous nous refusons à nos propres extravagances. Nous aimerions bien pourtant aussi nous bénéficier de fantaisie, jaloux de percevoir combien l’existence est si aisée et futile pour les uns, lorsqu’elle semble ne réserver qu’une succession de contre temps aux autres . Mais nous voyons dans cette insouciance comme une jouissance illégitime ; le dernier gage concédé scellant notre maturité - un trait de l’enfance, l’innocence sans doute - et consacrant nos résolutions d’adultes contre lesquelles nous luttons toujours un peu, intérieurement. C’est notre prétendue responsabilité d’anticiper la vie, d’en influencer le cours et les évènements plutôt que d’attendre une providence à notre mal vivre. De même que l’homme sérieux se réjouit de sa réussite, de son bon coup en bourse, de son succès dans ses affaires commerciales, de même le badin tire sa satisfaction de voir l’inextricable se démêler par le fait des autres, par le concours de circonstances légitimes ou non, par le simple fait du hasard.

Pointant un doigt accusateurs vers ces nuisibles dépourvus de quelque utilité - l’être humain pour eux se doit d’être entreprenant- les besogneux négligent cette tendance - une disposition primitive, radicale, irréductible - nous rappelant au dogme qui nous condamne à oeuvrer inlassablement pour nous racheter de notre faute. Comment hélas échapper à cette malédiction ?

Elle commande aux chantiers de notre entreprise, en dresse les plans, les angles et les degrés obscurs, planifiant toujours aussi quelques oubliettes. Est-il rassurant de constater que les architectes mauresques ou talmudiques participent de la même rigueur ? Faut-il que leurs promesses, que leurs maquettes nous réjouissent autant ? La hargne avec laquelle l’histoire nous a déjà commandée d’exterminer les bâtisseurs de cathédrale nous suggère le contraire. A défaut de nous donner des certitudes, ce patrimoine commun nous livre néanmoins d’une angoisse. Car peu importe si le monde à tort ou raison, l’essentiel étant pour lui, dans sa grandeur comme dans sa décadence , plus que de savoir la sagesse partagée, de se livrer de sa solitude.

Nous nous contentons ainsi de cligner des yeux quand d’autres dans l’ombre nous regardent fixement. Par excès de croyance, par abus de foi, l’idée ne nous effleure de jamais pouvoir envisager l’obscurité telle une trame féconde, un enchevêtrement de possible et de merveilleux, une fantaisie sans cesse brodée par une main talentueuse ou facétieuse, par la dextérité du destin fantasque. Il nous faut de la lumière, il nous faut de l’aveuglant. Il nous est même nécessaire de baisser parfois le regard devant une telle luminosité ; la simple évocation de la pénombre nous ramène à des démons que nous ne parvenons à chasser qu’avec peine. Nous ne sentons plus d’attirance pour cette part obscure. Nous ne pouvons plus en concevoir la nécessité.

Et tant bien même nous laisserions nous subjuguer par elle, par quelque amok meurtrier d’utile et de productif, la culpabilité sanctionnée nous ramène à notre malédiction. Chaque jour il nous faut lever une nouvelle ligne de brique, quitte à la voir dégringoler le lendemain par le simple concours de notre obsession à l’ouvrage.

Mais si je suis aujourd’hui si prolixe, c’est sans doute pour rappeler qu’il faut nécessairement compter avec l’improbable, avec l’impossible. La contingence des faits et des circonstances parfois révèle sa primordialité. "L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition l’existence n’est pas la nécessité. Exister c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire*." Il nous faut revenir sur certaines certitudes, sur certaines évidences. Il suffit de peu pour qu’ insidieusement le raisonnable bascule, pour que des doutes viennent mettre à mal nos convictions les plus profondes, nos lignes directrices les plus définitivement tracées.

Jugez-en par vous mêmes comme il a bien fallu que je m’y résolve. En rentrant chez moi, je découvris en effet que je venais de mourir le matin même, sans m’en douter, avec le manque de savoir vivre caractéristique de ceux ayant eu le mauvais goût de passer sous un train ; celui-là même dont j’étais descendu sain et sauf et dont je m’éloignais au petit trop dans l’aube naissante. Oui ! J’étais bel et bien mort et sur cela bientôt je n’eu plus aucun doute.

* Sartre La nausée

II

Sortant de la gare, je hélais un attelage. Aux prémices de l’aube, la rue est déjà congestionnée d’une populace laborieuse se hâtant vers son supplice, se pressant vers son service. L’homme de bien dort encore. Il ne se lèvera que quelques heures plus tard, saisis par le fumet réconfortant des croissants ou des brioches. Ces viennoiseries sont logiquement réservées à ses collations matinales dont l’homme du peuple est par essence dispensé. Par ailleurs que ferait ce dernier de ces douceurs précieuses ? A lui, il faut du robuste, du costaud, de la bonne et franche nourriture. Sitôt consacrée sa réussite, respectée la noblesse de son rang, le bourgeois comme l’aristocrate ne se nourrissent plus : ils se restaurent, font droit aux plaisirs insignifiants de leur différence. Le manoeuvre, l’ouvrier, le maquignon se rendent au fardeau de leur condition : ils mangent ; et cette tragique nécessité doit impérativement leur tenir au ventre, leur coller à la panse.

Comme je lui faisais signe, mon cocher abandonna à contre coeur sa soupe de tripe. Je ne sais si l’air courroucé qu’il m’adressa ne tint pas au fait d’avoir inopinément contrarié son casse-croûte paysan. Durant le trajet, il se retourna plusieurs fois pour vérifier sans doute si je ne m’étais pas éclipsé de sa voiture, ou me maudire secrètement de ne lui avoir garanti que quelques Louis pour son service. Je sentis à maintes reprises son regard pressant, et m’apprêtai à le lui reprocher lorsque une charrue placée en travers de notre route le fît ralentir puis arrêter notre attelage.

Je profitai de cette halte forcée pour m’amuser des aboiements d’un enfant galvaudant les principaux titres de La Gazette Parisienne dont je lui demandai un exemplaire. Il se passa alors un fait fort curieux dont je ne saisis pas sur l’instant toute la signification. Lui tendant les dix sous de son numéro, l’enfant subitement me dévisagea comme si une quelconque diablerie lui apparaissait. J’ose attribuer à cette terreur la pâleur qui envahit soudain son teint jusqu’alors rosi par la fraîcheur matinale. Le poulbot saisit précipitamment sa pièce et bondit en arrière, tétanisé par une terreur indescriptible. Je n’eus pas le temps de lui demander le pourquoi de sa frayeur. Le cocher venait de fouetter son cheval qui repartit aussitôt au grand galop comme fuyant lui aussi une sorte de maléfice. Eussions-nous eu une brigade de démons cosaques à nos trousses que notre pas n’eut été plus précipité ! Par la fenêtre je suivis des yeux le môme livide, encore pétrifié sur le pavé, toujours sous le coup d’un sortilège ayant pris possession de son corps. Je le perdis peu à peu dans la cohue citadine.



III

Les élucubrations de Boulevards que l’on catalogue habituellement sous le terme impropre de fantastiques ne résistent généralement pas à l’analyse critique d’esprits chagrins. Nous les trouvons seulement séduisantes parce qu’elles flattent en nous la part de rêve dont nous ne souhaitons pas nous livrer. Et si nous nous pâmons devant les prestidigitateurs et leurs manipulations parfois grotesques, c’est pertinemment que nous nous savons victimes d’une illusion. Nous voulons bien croire, parce que c’est là notre bon vouloir, parce que c’est ainsi que nous nous réservons de la fantaisie. Nous nous en ravissons puisque nous en exigeons le surprenant et en admettons l’incompréhensible.

Mais lorsque de semblables circonstances grèvent d’inconnues l’insignifiance de notre quotidien, notre existence accuse subitement un relief inquiétant, une profondeur dont les abysses nous effrayent, dans lesquels nous risquons de nous enfoncer, de nous perdre à jamais, des précipices dont les degrés meurtriers sont autant de pièges redoutables pour notre intégrité physique et notre équilibre émotionnel. Il faut alors savoir résister à cette force maligne qui nous enjoints de nous abandonner, il nous faut lutter avec la force de caractère des sceptiques et la conviction inébranlable des mécréants. Elle leurs fait tout aussi bien nier les paradis que les forces occultes. Voila pourquoi on admets que les sortilèges vaudous n’ont de prise que sur ceux qui en admettent le probable, et pourquoi l’athée ne redoute jamais de se voir refuser les portes du paradis puisque a fortiori il ne se sent pas menacé par les tourments de l’enfer.

C’est avec cette tranquillité que j’envisageai le comportement tout à fait incongru de mon cocher lorsqu’il immobilisa sa voiture devant mon hôtel particulier au numéro 5 de la rue de Berry. Quoique fort proche des Champs Elysées et de son agitation mondaine - les grands boulevards seront toujours des vitrines pour les m’as-tu-vu et les grandes dames de petites vertus - j’avais choisi ce pied-à-terre pour sa tranquillité et sa discrétion. Là, je pouvais aller et venir à volonté, sans que mes sorties nocturnes ne soient remarquées - je reconnais avoir des penchants de noctambule - sans que mes arrivées à potron-minet n’alertent ni l’attention de voisins indiscrets ni les commentaires d’une concierge que je savais être presque sourde et totalement muette. Écouter peu et ne pas ragoter le reste est une qualité remarquable mais trop peu répandue chez les gens qui nous servent. J’ai le bonheur de joindre l’utile à l’agréable en retrouvant chez cette brave bonne femme toute les qualités qu’un célibataire endurcit est en droit d’exiger.

Descendant du fiacre et m’apprêtant à payer son dû au cocher, celui-ci jeta une dernière oeillade dans ma direction, et bien que me tenant à moins de deux pas de la calèche, sous le halo mourant du réverbère illuminant mon pas-de-porte, il ne me sembla pas m’apercevoir. Marmonnant je ne sais quel juron ou malédiction, il haussa les épaules et poussa son cheval.

Il disparût en tournant le coin de la rue et je reconnais être resté quelque peu interdit sur le pavé désert, tenant d’une main les Louis promis et de l’autre la Gazette dont je n’avais pas encore commencé la lecture. Sans doute se pressait-il pour retrouver son reste de soupe encore chaude. Vraisemblablement reviendrait-il plus tard dans la journée réclamer le prix de sa course. Tout cela paraissait plausible sans pourtant autant atténuer l’étrangeté de sa conduite.

Mon appartement est modeste mais confortable. Mes périples, mes voyages lointains et successifs y ont accommodé leurs souvenirs, leurs anecdotes picaresques. La fadeur de mes nostalgies, de mes regrets aussi. Ce qui me reste d’illusions, d’espérances, de profondeurs y a sa juste place, son espace réservé. Les pièces rapportées les plus originales s’y disputent chèrement un espace que je réorganise au gré de mon humeur, de mon occasionnelle éphémère frivolité et pourtant si peu changeante. Des masques, d’anciennes bajoires barbotées dans des bordels tropicaux, des pipes extravagantes, des couteaux surtout, des poignards - j’ai une attrait presque maladif pour les armes blanches - tout s’accumule, se complète et donne volontairement à mon refuge une atmosphère d’alcôve andalouse.

Nulle part ailleurs qu’à Grenade je n’ai jamais aussi bien perçu une telle harmonie de styles, une composition aussi remarquable de genres. Si ailleurs les civilisations et les cultures cohabitent en relative bonne intelligence, aux avant-postes de la Sierra Nevada la capitale andalouse décline une parfaite symbiose d’influences antagonistes, si bien phagocytées, si bien assimilés qu’elles se cristallisent en un style unique sans perdre l’exclusivité de leurs influences originales. Les empreintes Juives, Arabes, Chrétiennes, Maures, Gitanes et Noires s’y chevauchent ainsi avec un certain détachement, non de l’indifférence égoïste ou soupçonneuse que l’on réserve à ceux que l’on ignore, mais avec le respect et l’admiration gratifiée à ceux que l’on peut craindre parce qu’on les connaît trop bien.

Ma garçonnière est loin de rappeler le faste et la splendeur de l’Alhambra. J’aurai beau fermer les yeux, toujours je sortirai de mon rêve pour retrouver l’obscurité entretenue de mon premier étage, presque brûlant l’été et gelé l’hiver, aux murs fatigués, aux peintures tristes, aux papiers muraux écornés, et mêmes en certains endroits moisis. Mais mes batiks rapportés de Bali, mes exubérants tissages songhaï aux couleurs vives, mes tapis de Tozeur aux bleus cristallins, mes nattes boliviennes de sisal, toutes ces merveilles me rappellent à mes amours espagnols. Elles sont suffisantes pour évoquer l’inaccessible que je n’ai jamais cessé de poursuivre. Un peu de l’élégance, de l’âme humaine fugitive, insaisissable mais ressuscitant à travers des objets sobres, rustiques, parfois austères, et dont l’amateur que je suis parvient à en discerner toute la profonde complexité, à en saisir l’essence magique.



IV

Je m’installai confortablement dans mon fauteuil de lecture pour parcourir distraitement mon journal. Rien ne semblait devoir retenir mon intérêt plus qu’à l’accoutumé. Le même parisianisme - le parisien a toujours eu cette fâcheuse tendance à penser qu’il habite le centre d’un monde vers lequel tous les regards convergent -, les sempiternels débats d’opinions de l’aristocratie parlementaire, les cours de la bourse, le carnet mondain. Je soupirais en imaginant la débauche d’imagination qu’il faut parfois aux éditeurs et à leurs journalistes pour créer l’évènement à partir de faits banals ou insipides, pour encourager leurs lecteurs à s’y intéresser, parfois à s’en passionner. Chaque matin il incombe aux premiers de se renouveler tant bien même n’auraient-ils rien à dire ; chaque soir il leur appartient de se demander de quoi sera donc fait le lendemain des seconds et qui n’ait pas déjà été dit la veille. Si les journaux se contentaient de vendre de l’information, ils auraient tous déjà fait banqueroute. Voilà pourquoi on inventa les Feuilletons et les recettes de cuisine : pour convaincre les abonnés que le prochain numéro réserve des surprises et assurer aux ménagères de quoi alimenter leur poêle. La presse favorise donc le développement des arts et la paix des ménages. Cela vaut bien dix sous sans doute !

Mon regard tomba soudain sur une nouvelle qui raisonna étrangement à mes oreilles alors que je la lisais à voix haute :

« Cette nuit, aux alentours de 04h30, les riverains de la gare de Villeneuve Saint Georges furent réveillés par un bruit épouvantable en provenance de la voie ferrée. Le dernier omnibus en provenance de Montargis et se dirigeant vers la capitale venait de dérailler. Il semble que l’accident a été provoqué après que l’opérateur eut perdu le contrôle de sa chaudière, celle-ci ayant explosé et entraîné également la mort du second mécanicien. Les braves gens accoururent, attirés par les cris de détresse montant de l’enchevêtrement de fers et de bois, les trois wagons composant le convoi s’étant entrechoqués entre eux de telle sorte qu’il fut impossible de secourir les voyageurs prisonniers de leur cercueil de tôle. Jusqu’au petit matin les faibles plaintes montant des décombres encourageront les efforts de la population courageuse épaulée par les gendarmes et les sapeurs du feu venus en renfort. Hélas, toutes les tentatives ayant été infructueuses, aucun voyageur ne semble avoir survécu à la tragédie. La société des Chemins de Fer par la voix de son administrateur général, Monsieur le Comte de Lauroy, adresse ses plus sincères condoléances aux familles éplorées par ce drame tout aussi surprenant qu’imprévisible. »

Impossible ! Inimaginable ! Cet entrefilet relevait de la plus pure extravagance, puisque l’omnibus de Montargis était justement le convoi par lequel j’étais arrivé sans encombre en gare de Lyon le matin même. A ce que je sache j’étais tout ce qu’il y avait de plus vivant. Je me résolvais à ignorer cette information grotesque jusqu’à parcourir les quelques lignes suivantes qui me glacèrent d’effroi :

« Les familiers des voyageurs ayant hélas péri dans cette infortune sont priés de se présenter ce jour au siège de la Société des Chemins de fer pour aider à la reconnaissance de leurs proches dont une liste d’effets personnels à été retrouvée et dûment cataloguée »

Suivait une description circonstanciée d’objets divers et hétéroclites dont une tabatière dorée estampillée d’un crabe aux pinces d’Or, sans doute lisait-on, de provenance orientale. La précision des détails, notamment d’une rayure relevée sur la paroi intérieure de son volet supérieur, effaça mes derniers doutes et me plongea dans le plus total désarroi : il s’agissait bien de MA tabatière achetée chez un brocanteur londonien- je ne la sentais pas dans la poche de mon gilet. Je tenais à cet objet plus par pur sentimentalisme - une conquête perdue de vue me l’avait offerte comme cadeau de rupture - que pour sa valeur marchande. C’est sa perte , plus paradoxalement que l’annonce inouïe de ma propre disparition qui me consterna. J’avoue - je le confie avec une certaine franchise tout en mesurant les conséquences de ce commentaire - en cet instant précis, qu’il me sembla qu’une page de mon existence venait d’être définitivement tournée.



V

« Il y a certains thèmes d’un intérêt tout à fait empoignant, mais qui sont trop complètement horribles pour devenir le sujet d’une fiction régulière » commentait il y a quelques années Baudelaire dans une de ses traductions. Sans doute évoquait-il ces évènements qui nous remuent par leur proximité si pressante. S’ils nous émeuvent à tel point, c’est bien par ce que nous sentons de plein fouet leurs conséquences dévastatrices, sans doute parce que nous nous estimons obligé de nous y intéresser et aussitôt de les oublier. Ils frappent trop notre imaginaire pour que nous puissions les commenter ou les évoquer en toute quiétude et pour cela faudra-t-il vraisemblablement nous accorder un temps, plus ou moins long selon le degré de sensibilité de chacun, selon aussi l’implication directe et personnel que l’on aura pu avoir dans les faits rapportés.

Voilà pourquoi on admet que la mémoire collective des peuples est tout à fait fidèle et précise dans le temps mais néanmoins amnésique dans le court ou le moyen terme. La vérité est toujours fidèle à elle même. Elle finit toujours par s’imposer tant bien même au préalable lui faudrait-il se travestir de mensonges ou d’omissions volontaires. On s’en convaincs en évoquant l’obsession humaine qui veut imposer sa volonté à la nature - les paysagistes des jardins à la française en sont le parfait exemple - et qui à la moindre inadvertance, ou par le simple jeu de mécanismes naturels, voit ses projets mis à mal. La vérité est ainsi ! Il y a dans sa manifestation une certaine transcendance avec laquelle nous ne pouvons éternellement tricher.

Mais il existe aussi d’autres circonstances auxquelles on ne se refuse pas aussi franchement et qu’il nous arrive d’affronter avec d’autant plus de clarté que notre aveuglement est tenace. Parmi elles figure en bonne place l’éventualité de notre mort - l’inexorabilité serait sans doute un terme plus adéquat. On l’envisage. On s’y prépare parfois une vie tout entière. On y pense avec difficulté ou avec un certain détachement. Parfois même on s’en affranchit d’un pied de nez complice puisqu’on convient que quoique qu’il puisse bien nous arriver, en toute logique nous ne succèderons pas à notre propre décès. Et si la foi est pour certain le gage d’une renaissance à une vie éternelle - ne récusons aucune éventualité - notre mort corporelle sera bien une fin définitive devant laquelle il sera impossible de nous incliner.

Comprenez-vous maintenant toute l’ampleur de mon désarroi ? Apprendre, assister en quelque sorte à ma propre disparition, m’en lamenter- en chercher quelque avantage aussi car même de la disgrâce on peut tirer profit ! - et donc en déduire que le point de rupture séparant la vie du trépas n’est pas aussi clair qu’on le pense habituellement, qu’il n’est pas aussi simple de définir où commence la vie et ou s’achève la mort, et vice-versa.

A en juger par la réaction des deux seules personnes ayant croisé mon chemin, j’étais bel et bien mort. A en croire le compte rendu des faits rapportés dans le journal, il semblait que nul doute ne subsistait sur ce sujet. La présence sur les lieux de l’accident d’un objet m’étant cher, dont jamais je ne me séparais, et qu’il aurait été fort difficile, sinon impossible, de me subtiliser, renforçait pleinement cette thèse. Pourtant et conformément avec toutes les théories scientifiques admises, la mort se caractérise par l’arrêt définitif, non temporaire, des fonctions vitales, de l’assimilation de nutriments à la respiration et jusqu’au fonctionnement du système nerveux central. Elle est logiquement suivie de la décomposition de l’organisme mort, sous l’action de bactéries, ou de charognards.

Or je sentais les aspérités de ce papier bon marché, je humait l’odeur aigre de l’encre, frissonnais même devant ma fenêtre entrouverte. Non ! Il était absolument irraisonnable de prétendre que ces sensations ne puissent être que des illusions se jouant de mon imagination. Et tant bien même l’auraient-elles été, elles ne feraient que conforter mon questionnement, ma conviction d’être encore suffisamment vivant pour me le demander ou en douter.

Il me fallait d’autres certitudes que ma solitude ne pouvait m‘apporter. Je repris mon chapeau, mes gants et ma cane - j’en tapotai le pommeau à plusieurs reprises pour me rassurer que cette main qui le saisissait était bien la mienne - et sorti précipitamment dans la rue pour remonter deux pâtes de maison d’un pas si hésitant, si perturbé, que je l’imaginais presque... funèbre !



VI

J’ai connu Voillemin sur les bancs de l’Université. Nous y faisions nos humanités, chacun à notre rythme, le mien sans doute plus barbare que le sien. J’étais rapidement devenu un pilier de comptoirs, négligeant les textes de lois et l’ennui de leurs cours magistraux, voyant dans l’architecture de certains établissements jouxtant notre Faculté matières à approfondir mon apprentissage de la vie. Le vin réserve une certaine richesse à ses adeptes : mes recherches furent donc poussées. Les tanins me révélèrent l’essentiel sur les mystères de l’âme, notamment sur celles des sobres ou des buveurs de limonade. Aujourd’hui encore les préoccupations de ces derniers me semblent peu différentes de celles des plus fieffés escrocs : ils mentent autant à eux-mêmes qu’ils trompent les autres.

Voillemin me dépassait d’une bonne tête. Il avait mon âge, était élancé, plutôt sec, sa physionomie décontractée combinant parfaitement avec son relâchement vestimentaire souvent excentrique. C’est sans doute ce manque d’orthodoxie tant dans son apparence que dans la manière dont il laissait divaguer le fil de ses pensées qui me séduisit. Nous passâmes à nous fréquenter avec une certaine assiduité et les années renforcèrent notre complicité mutuelle. Nous nous rencontrions à intervalles réguliers, parfois à des heures ou en des circonstances impossibles, toujours lorsque l’un espérait de l’autre quelque soutien dans le cheminement de nos itinéraires respectifs. Notre proximité nous le permettait quoiqu’il advint à maintes reprises de ne plus nous voir durant de longs mois, sans même savoir ce qu’il pouvait bien advenir de l’autre. Nous nous retrouvions alors avec une sorte de frénésie, une impatience évidente qui faisait se retourner les badauds sur notre passage, sans doute parce que même dans la rue nous parvenions à faire abstraction de tout ce qui nous entourait pour ne nous concentrer que sur le plaisir de nos retrouvailles ou celui de nos entretiens passionnés.

Voillemin m’ouvrit sa porte. Sans plus attendre, d’un index impératif, il me commanda le silence. Il tenait dans sa main une lettre, dont l’entête luxueux révélait sa provenance : Département des antiquités Orientales Conservatoire du Louvre. Il semblait absorbé dans une de ses méditations habituelles et je savais qu’en ces instants il ne convenait en aucun cas d’outrepasser ses interdictions tant bien même mes propres préoccupations me fussent plus urgentes. Il arrivait ainsi fréquemment que je m’installe chez lui durant de longues heures sans entendre le son de sa voix. Mais ces apparentes crises d’aphasies cachaient en réalité de redoutables débats intérieurs dont il ressortait parfois exsangue mais toujours animé. Je fus surpris ce jour là qu’il revienne aussi vite à la réalité. Pour une fois que j’avais tout le temps devant moi !

« - Très cher... Voilà une nouvelle extraordinaire !.. J’ai reçu il y a deux jours de P. ( je tais son nom à sa demande expresse ), conservateur du Louvres, la retranscription de textes cunéiformes retrouvés sur des objets rapportés d’un site archéologique d’Asie mineure et qui enrichissent désormais une nouvelle collection mésopotamienne du musée. Nul n’est parvenu encore à en comprendre la signification, et il m’aura fallu deux bonnes nuits blanches pour en esquisser une traduction que j’estime non seulement plausible mais foncièrement révolutionnaire... Je passe en effet sur l’origine de ces paragraphes, quoique tout porte à croire que leur tracé nous viennent des propres inventeurs de l’écriture, les Sumériens. Tout indique que nous avons donc non seulement devant nous une des premières manifestations écrites du génie humain - on ne connaît à ce jour de vestiges plus anciens - mais aussi et surtout la preuve que près de 2000 ans avant Jésus Christ - oui... vous m’avez bien entendu dire AVANT - l’humanisme et la sagesse d’un monarques autorisa une civilisation à prospérer. C’est une théorie réfutée par l’ensemble des universitaires et des chercheurs actuels en la matière. Pour eux le rayonnement des peuples anciens et des cultures qui leurs sont attachées s’est toujours fait au travers de conquêtes belliqueuses, ou par l’alternance de dynasties successives dont le déclin était inévitablement marqué de conflits sanglants.

Or mon ami, les retranscriptions sur lesquelles je viens de travailler, si elles sont fidèles, prouvent exactement le contraire. Elles évoquent Goudéa, souverain du royaume de Ladash... Racontent son épopée... Comment il réussit plus par la coopération que par la ruse à obtenir la paix et le concours d’anciens royaumes ennemis... Comment sa passion pour les arts et la culture, son mécénat incessant profitèrent à son peuple... Combien enfin cette forme inédite de gouvernement présuppose, à quelques millénaires près, la philosophie des Lumières qui en fin de compte n’aura rien inventé... »

Il s’interrompit un instant pour reprendre son souffle. Sans doute aussi parce qu’il avait perçu une préoccupation inhabituelle dans mon regard.

« Mais je suppose - continua-t-il - que vous ne me visitez pas aussi tôt un lundi matin pour m’écouter vous détaillez la chronologie des dynasties néo-sumérienne - quoique je vous sais d’une nature suffisamment curieuse pour vous y intéresser. Que puis-je exactement pour vous ? Ah !... Mais peut-être accepteriez-vous une tasse de thé ? »

Il ne prit pas même la peine d’attendre ma réponse qu’il choisissait deux tasses assorties de leur soucoupe d’un magnifique service en porcelaine de Sèvres, hérité sans doute d’un probable aïeul disparu.

« - Mon cher Voillemin, vous me voyez ce matin dans le plus cruel des embarras. Depuis ce matin je vis la pire des folies, et si je ne vous connaissais pas suffisamment pour vous savoir être homme de raisonnement de même que bon camarade, sachez que je ne serais pas venu vous ennuyer avec ce qui va vous apparaître comme la plus inattendue des extravagances venant de ma part. Je tiens à préciser tout d’abord que je suis totalement sobre, que je ne suis sous l’emprise d’aucun narcotique, que je n’ai commis aucun excès de table ni outrepassé les délais d’une promenade raisonnable au soleil. Je suis en parfaite bonne santé - du moins je veux bien encore le croire - mais viens pourtant d’apprendre par la presse - je vous ai apporté mon journal, il vous sera aisé de le vérifier- que je suis mort ce matin entre 04h30 et 6h00... »

Il ne broncha pas un seul instant en écoutant mes explications et continua tranquillement son service, remplissant ma tasse sans doute d’un mélange de Earl Grey et d’Orange Pekoe. Puis il se tourna dans ma direction, me tendit mon infusion et m’adressant un sourire étrange me répondit d’un ton enjoué :

« Splendide ! Touché ! Vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir ! Mourir et avoir le bon goût de venir en discuter avec moi avant de disparaître ! Si votre amitié est aussi fidèle dans la mort que dans la vie, il nous est donc encore garanti un sacré répit de franches rigolades. Mais je vous en prie, racontez- moi tout . Je vous écoute. »



VII

« -Durant de nombreuses années de mon existence, j’ai souffert d’un mal insidieux et sournois. Je parle de lui en ces termes, quoique le poète voit en lui une inépuisable source d’inspiration. La mélancolie - le spleen chez certains - est un tyran abjecte et sanguinaire, de même que le sont les femmes se refusant à nos élans. A en juger par l’imposante littérature livrée au nom de leur intransigeance, sans doute devrait-on les requalifier de muses indomptables. Quoiqu’il n’existe pas de natures qui ne soient éternellement inaccessibles aux coeurs passionnés. La mélancolie toutefois reste une maîtresse exigeante. Elle n’a d’appétit que pour ses propres questions et ne se rassasie jamais des festins qu’on aimerait lui offrir en gage de rédemption.

Je me suis fréquemment interrogé sur les raisons de cette lassitude extrême certainement aussi handicapante que certaines pathologies au diagnostic moins flou et plus sévère. Et je me risquerai à en comparer les symptômes et les caractéristiques à celles d’un mal aussi vicieux et contraignant que celui dont souffrent les migraineux.

On affronte toujours l’inconnu avec une certaine appréhension. La maladie, l’accident, la chute de cheval ont des conséquences dévastatrices, parfois mortelles. Pourtant, leur soudaineté, leur imprévisibilité font qu’on s’y conforme avec autant de zèle qu’on se soumet aux attendus d’une cour de justice. Le corps, l’esprit ou l’équilibre ont leurs lois que l’on ne serait enfreindre, et la nature jamais n’oublie de nous le rappeler sous le marteau intransigeant de ses décisions sans appel.

Lorsque la souffrance devient chronique on parvient encore à s’y conformer. On connaît son mal, on nous en a donné les motifs. On explore alors des pistes de traitement, on évite à tout prix celles de la rechute. Mais on connaît si bien son ennemi intime qu’on lui offre le gîte et le couvert. Un jour ou l’autre il se lassera de l’hospitalité qu’on lui réserve, un jour ou l’autre il ira piquer d’autre assiettes. Trop de générosité exaspère toujours les grappilleurs. Il leur faut toujours un peu d’illégitime pour savourer pleinement leur tendances profiteuses.

D’autres affections sont plus terribles. Celles que l’on sait probables, que l’on redoute par la violence de leur manifestations, par l’incertitude de leurs crises sans raisons apparentes, par leur répétitions aussi aléatoires qu’injustifiées. Voila la douleur du migraineux. Un moment il plaisante, il sourit, il travaille dur. L’instant d’après le voila devenu une loque, une carcasse en proie à toutes les nausées, aux lancements insupportables. Son premier désir est de disparaître, de se terrer dans un refuge obscur, loin des autres , sans doute loin de lui-même également. Il ne vit plus, parfois ne sent-il même plus la douleur qui l’assiège. Il voudrait mourir mais n’en a pas le courage. Au moindre faux espoir sa tête exploserait avant que son coeur ne cesse de battre.

Je qualifierai le mélancolique un prédisposé aux migraines de l’âme. Inutile de lui chercher un remède il n’en existe pas. Il lui faut donc vivre avec cette désagréable sensation d’être ici et à la fois ailleurs, de mourir à petits feux tout en marinant dans son propre jus infecte.

Voyez- vous, mon cher Voillemin, en cet instant où je vous parle, je me trouve dans cette exacte condition. Suis-je vivant ? Suis-je mort ? Y a t-il même un tant soit peu de logique dans mes propres hésitations ? Si je me décidai à ouvrir votre porte pour aborder le premier passant et le presser de me dire s’il me voit ou si je suis invisible, que pourrait-il penser sinon que je suis profondément malade. Sans doute viendrait-on me chercher et m’internerait-on dans une de ces institutions où ma mort ne serait plus qu’une question de temps. Celle-là pour le moins serait certaine, l’esprit ne pouvant certainement pas se rattraper aux mur capitonnés d’une chambre close.

Tout semble établir que je ne suis pas devant vous en cet instant, que nous ne partageons cette tisane, que tout cela n’est qu’une illusion. Pourtant je vous vois attentif à mes propos, hochant de la tête, bourrant votre pipe. Que diable ! Qui de nous deux est le plus à plaindre ? Moi qui ne suit pas assez mort ou vous qui me semblez bien vivant ? »

Voillemin regardait dans le vide, écoutant avec attention chacune de mes paroles. Il ne répondit pas immédiatement. C’était son habitude. Il ne tarda pas cependant à briser le silence.

« A vrai dire, mon ami, que m’importe en ce qui me concerne que vous soyez passé de vie à trépas selon le reportage de cette gazette ! Les questions que vous soulevez sont en vérité bien plus profondes et énigmatiques qu‘elles ne le paraissent. Les philosophes antiques affirmaient pour certains que la mort est une aberration dont on s’afflige, dont on s’effraye sans raison. On se retourne sur son existence, on voit tout ce que l’on peut perdre, on se dit que l’on voit partir le plus précieux. Et pourtant on ne sera jamais là, vous le rappeliez vous-même pour gémir devant notre propre cadavre. Epicure lui considérait en fin de compte que la mort n’existe pas - Vous voilà rassuré en quelque sorte ! « ...tant que nous vivons, la mort n’existe pas. Et lorsque la mort est là, alors, nous ne sommes plus. La mort n’existe donc ni pour les vivants, ni pour les morts puisque pour les uns elle n’est pas, et que les autres ne sont plus » disait-il dans sa Lettre à Médée.

Et puis à bien y penser être vivant ou mort, n’est-ce pas finalement un peu la même chose. La mort est loin d’être une pure destruction. C’est avant tout une transition, bien que je lui préfère l’appellation de changement. Puisque nous vivons, nous mourrons simultanément. Voilà une affirmation qui certainement sonnera étrangement. Mais pensez ! La mort est présente en chaque instant de notre vie, dans le processus de régénération de nos cellules. A chaque instant nous mourrons pour renaître immédiatement, et ce trépas est indissociable du processus de la vie. La mort n’est donc en aucune façon opposable à la vie, elle en fait partie.

Mais puisque très certainement vous ne vous conterez pas de considérations philosophiques pour résoudre votre dilemme - on aura beau toujours porter le doute à son comble, on n’en sera à la fin pas plus rassuré pour autant - reprenons donc votre gazette.

« Hélas, toutes les tentatives ayant été infructueuses, aucun voyageur ne semble avoir survécu à la tragédie »

Remarquez-vous, très cher, toute l’absurdité de votre angoisse. Voilà en un seul mot une hypothèse mise à mal. Que nous avoue le besogneux ayant composé cet article - au demeurant, je vous le fais remarquer, bourré de fautes d’orthographes et au style douteux - sinon qu’il ne peut en aucun cas confirmer ses informations ? Sans doute s’est-il dépêché sur les lieux d’une catastrophe qui s’est très certainement produite. Sans doute s’est-il également entretenu avec quelques cheminots cuvant leur mauvais vin à cette heure avancée de la nuit. Très certainement aura-t-il recueilli les commentaires de quelques témoins, de quelques braves gens impressionnés par le prestige de la plume. Vraisemblablement, la perspective celui de voir publier leur nom les a encouragé à voir et dire ce que l’on espérait d’eux. Nous connaissons vous et moi la propension que certains ont à détailler des faits dont ils n’ont pas été témoins mais dont ils peuvent certifier la véracité sur la seule foi de leurs impressions. Quand à votre tabatière, sachez - je reconnais vous avoir ménagé par pure camaraderie pour ne pas froissez votre susceptibilité- qu’on la trouve en vente pour la modique somme de 100 sous sur n’importe quel étal des faubourgs. Votre conquête vous a abusé et cette tromperie prouve bien qu’elle ne méritait pas votre affection , encore moins votre fidélité et.... »

Il s’interrompit subitement, devint d’une pâleur extrême. Il saisit fébrilement le journal, en tournant les pages avec une nervosité que je ne lui connaissais pas habituellement.

« A moins... à moins que... »

Il ne termina pas sa phrase et se catapulta littéralement hors de son fauteuil dans lequel il s’était jusque là profondément lové comme pour mieux s’immiscer dans le fil de mon raisonnement. Il se précipita sur sa redingote, saisit au passage ses gants et son chapeau et bondit sur la porte de sa chambre dont il franchit le seuil pour disparaître vers l’escalier.

« -Je ne peux pas vous expliquer maintenant... Plus tard... Une urgence... sans doute vous comprendrez plus tard... Je dois en avoir le coeur net... restez ou battez la porte derrière vous... »

Voilà les derniers mots que j’entendis de sa bouche avant qu’il ne disparaisse et que je ne le vois courir précipitamment la rue, cherchant je ne sais quoi ou qui, tel un fou furieux en proie à une subite crise de délire et qui au désespoir ne trouverait pas sa médication salvatrice. Je m’apprêtai à rejoindre mes appartements, résolu à me rendre le matin même à cette convocation du journal, avec l’espoir du désespéré souhaitant y voir plus clair dans l’obscurité de ses doutes, lorsque je ramassai la Gazette dont Voillemin venait de chiffonner grossièrement une des pages pour l’abandonner au pied d’une table basse. Dépliant le papier froissé, j’y parcouru l’entrefilet suivant, une nouvelle parmi tant d’autres de la rubrique policière et faits divers :

« Cette nuit, un crime aussi horrible que mystérieux a troublé la quiétude habituellement préservée des beaux quartiers. Le célèbre Georges Voillemin, éminent membre de l’Académie des Sciences, chercheur et professeur émérite au Collège de France, a été sauvagement poignardé à son domicile, rue de la Boétie. Le voisinage interrogé ne semble avoir remarqué aucun bruit ou mouvement suspect, et les premières conclusions portent à croire qu’il s’agirait tout simplement d’un crime crapuleux, le coupable s’étant sans doute introduit par la fenêtre dans le domicile du malheureux avant de le transpercer d’un poignard à la lame fort étrange, puisque selon les enquêteurs de police , il s’agirait d’une arme orientale, communément répandue dans les îles de Java ou de Sumatra. Monsieur le Préfet de Police arrivé sur place a garanti que le coupable serait capturé et que des indices relevés sur place rendrait imminente cette arrestation. »

Je me ruais hors de la chambre pour retourner aussi vite que possible chez moi. Non ! C’était impossible ! Ce ne pouvait être vrai ! Mais lorsque finalement j’enfonçai presque ma propre porte pour la claquer en toute presse et me précipiter vers la vitrine où étaient exposés mes pièces les plus rares, je me rendis à l’évidence : il manquait à sa place un poignard précieux de ces tribus sauvages d’anthropophages, un objet superbe au manche parcouru de ciselures, à la lame ondulante, un de ces kriss négocié à prix d’or chez un trafiquant d’armes de Djakarta.



VIII

Ici s’achève l’ultime psychographie rapporté par L. H. Rivail dans son addendum au Livre des esprits qu’il publia en 1857 sous le pseudonyme d’Allan Kardec. Dans cette oeuvre que certains considèreront comme une simple imposture mais à laquelle d’autres vouent encore un respect et une foi dévote, l’auteur tente de déterminer « ... les principes de la doctrine spirite sur l’immortalité de l’âme, la nature des esprits et leurs rapports avec les hommes, les lois morales, la vie présente, la vie future et l’avenir de l’humanité, selon l’enseignement donné par les Esprits supérieurs à l’aide de différents médiums. »

On prêtera le crédit que l’on souhaite à l’oeuvre de ce précurseur de la parapsychologie et dont les recherches visèrent moins à mettre en évidence de pures manifestations physiques de poltergeist que d’étudier le message délivré par des esprits incorporés par des médiums rencontrés durant ses recherches. Ne précisa-t-il pas en exergue que l’ « On peut se moquer des tables tournantes, mais on ne se moque pas de la philosophie, de la sagesse et de la charité si évidentes dans les communications sérieuses. »

Pourtant si ce dernier épisode est à ce point troublant et conforte à un certain point le spiritisme carioca ( Brésil) , apparu dès la fin du XIXe siècle, puis devenu une religion rationnelle imprégnée par le christianisme et entendant expliquer l’Univers en termes d’ondes et d’électrons émis par des esprits , c’est qu’il fait référence à des faits non pas antérieurs à la vie de Kardec, mais postérieurs au décès de ce dernier en 1869.

Des faits dont il n’eût pas la révélation mais la prémonition.

L’étude de l’âme, de ses recoins retords et capricieux, nous donne une vision parfois exacte de nos semblables. Elle nous éclaire aussi sur nos propres motivations . Mais une telle étude ne se fait jamais sans risque. On ne se livre pas à une telle recherche comme on examine le vol du papillon ou le comportement des équidés de manèges sur lesquels parfois nous aimons tourner.

Il arrive parfois éventuellement, mêmes aux esprits ouverts et curieux de se fourvoyer sur des pentes glissantes, d’y apercevoir le masque hideux du probable, en certains moments même d’en prévoir les présages funestes. Parfois l’âme jamais ne repose, revient sur son passé, repars sur son devenir. Elle est cette mort qui souvent nous parle et nous adresse son commandement péremptoire : Sois en paix avec toi si tu veux aussi bien réussir ton destin comme tu as su conduire ta vie à son terme.

FIN

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