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25 juillet 2006

Regards

Cet été là, une pluie s’est mise à tomber au mois de juillet. Une forte pluie. C’est insolite, le pays est généralement chaud et sec à cette époque. Aride et exigeant. Dur pour la terre, pénible pour les habitants. D’autres disent : c’est la saison des touristes et des cocktails sur la plage.

Ce matin là, c’est le 12 juillet précisément. Avant d’ouvrir les yeux, à cet instant qu’elle veut magique par habitude, ces minutes qu’elle se réserve à paresser sous les draps avant d’émerger à la lumière, elle sait que le monde a déjà changé. L’air n’est plus pareil. La pluie d’été annoncée commence à crépiter. Elle deviendra tempête destructrice, les premiers éclats en sont la preuve. Pendant la nuit, et peut-être avant elle, les nuages sombres et lourds se sont amoncelés à la frontière. Elle n’a pas cru ceux qui les annonçaient. C’est un vieux réflexe dominant chez elle, elle refuse toujours les mauvais présages... Elle déteste la fatalité. Mais la pluie qui commence à tomber sur le pays ne devrait pas la surprendre, quand elle y réfléchit ; elle en a pressenti la venue dans le regard des inconnus qu’elle croisait par hasard ou par erreur. Des regards dérangeants qui se cachent déjà. Des yeux qui veulent voir sans être vus, des yeux qui cherchent à se faire oublier en même temps qu’ils vous fixent. Tous s’observent à la dérobée. C’est comme une frayeur sourde, une panique paralysante qui rentre par la peau et colore les pupilles. De cela, elle se souvient clairement maintenant ... l’obscurité des pupilles. Une augure.

A cette minute, sursautant à la sonnerie de son réveil, Leïla se souvient des jours précédents. Sans le vouloir, elle évoque les regards croisés, la terreur qu’ils transportent... les yeux qui savent et qui acceptent déjà. Sans hésitation, ils se retranchent derrière le voile de la soumission.
Elle, depuis longtemps, exclut toute idée alarmiste. Elle forclot l’angoisse. Par instinct de survie, elle n’y peut rien, elle a grandi comme cela : ne regarder que la beauté et ne voir qu’elle. Un principe qui lui a permis d’avancer jusqu’aujourd’hui. Elle n’est pas seule à vivre de cette façon, heureusement ; ils sont nombreux ceux qui refusent l’impuissance et le silence de l’immobilité ; elle en connaît qui, comme elle, veulent le mouvement libre, chanter la vie, exalter l’homme et leur pays. Ils ont le regard des vivants, c’est eux qu’elle recherche et qu’elle rencontre. Eux qu’elle aime et qui l’aiment. Eux qui s’entraident à rester humains simplement. Elle n’en demande pas plus. Il est vrai que depuis très longtemps, elle ne demande plus rien ou plus grand-chose. La vie, la paix c’est le minimum. Le soleil aussi, elle adore le soleil. Sans doute parce que, petite, elle en a été longtemps privée, obligée de se cacher.

Mais aujourd’hui le soleil de nouveau est recouvert d’une brume épaisse ; une nouvelle fois, le ciel prend une couleur de plomb. Une pluie de métal et une odeur de souffre se répandent déjà sur sa ville. Elle reste sous les draps.
Le mercredi, elle donne un cours de dessin le matin mais elle sait déjà qu’elle n’ira pas, ce n’est pas la peine, le jour s’obscurcit avant de naître. Il sera bientôt englouti dans une nuit sauvage. Une tornade d’été. C’est la première fois que la pluie tombe sous cette forme. Dans le passé, elle tombait plus directement, c’était une pluie plus proche, venue de l’intérieur. Il est vrai que les pluies ne sont jamais pareilles, surtout dans son pays. Mais elle ne connaît pas bien les autres pays, elle sait seulement que si la forme peut se modifier, le résultat est sans appel : la destruction totale. Elle doit l’accepter mais n’y arrive pas.
Un grand découragement la surprend. Une lassitude. Des réminiscences, des instants de l’enfance lui sautent à la mémoire. Peu de couleurs, peu de chants. Comme une vision du néant qui refait surface. Oui, c’est bien cela : le réveil du néant sur elle-même, sur son pays... même si elle ne sait pas très bien ce que signifie vraiment ce mot.

C’est le regard de sa mère qu’elle revoit. Son premier néant.
C’est aussi un jour d’orage comme aujourd’hui. Elle a huit ans quand sa maman la saisit par la main et se met à courir dans une petite rue de la ville. Soudain, sa maman tombe. Elle ne se relève pas. Elle, elle ne comprend pas, enfin pas tout de suite. Elle essaye de la réveiller mais quelqu’un la soulève et l’emmène dans sa fuite. Elle n’a plus jamais revu sa maman.
Le souvenir de son regard figé et glacé demeure éternel, à cause de lui elle cherche sans cesse l’harmonie, la lumière, la chaleur. Dans ses dessins et ses peintures, ce sont les couleurs vives qui dominent. C’est pour cela qu’on les aime. Pour le regard quelle porte et confie à ses dessins, celui qu’elle dépose sur tout ce qu’elle voit. Un regard joyeux sur la vie sous toutes ses formes possibles et imaginables. Et sa main qui dessine sa passion, colorant les toiles, le papier, les murs de la ville quand on le lui demande. Embellir sa ville, c’est sa joie. On lui fait des commandes de restauration, d’innovation. Déposer la beauté sur toute chose et la transmettre aux plus jeunes. Créer la paix. Dévoiler l’espoir et le courage avec les couleurs de la vie gagnante. Expliquer la reconstruction et l’apaisement. Exposer la vie sous un autre angle. Leur permettre d’oublier le passé, enfin, de le représenter autrement. Le revisiter et en changer les perspectives. Voir leur évolution comme une coloration magique qui ne dépend que d’eux-mêmes. Puiser l’énergie dans l’âme et guérir le passé. Au moins, le cicatriser. Elle y croit. Elle y a cru.

Mais aujourd’hui, l’impuissance l’envahit. Un sentiment terrible, l’impuissance. Difficile à vivre. Une émotion qui transforme l’âme. Elle doit s’y résigner. Se résigner parce que rien d’autre ne s’offre à elle. Renoncer à la lumière et à la chaleur. Oublier les couleurs de la paix. Oublier les sourires et l’espoir. Abdiquer. Attendre la destruction ultime qui tue toute promesse. Attendre la mort. La prévoir, l’anticiper. C’est facile pour elle, ce n’est plus une abstraction depuis longtemps. Et aujourd’hui, elle se présente. Là, à ses côtés. Devant et derrière. Autour d’elle, le décompte de la vie a commencé. Il lui suffirait d’ouvrir les yeux, de quitter son appartement ou simplement regarder par la fenêtre. C’est la mort qui tombe à grandes déflagrations métalliques. La vie qui s’échappe dans les volutes de fumées noires. Ce n’est même plus une vie qui s’échappe au goutte à goutte, non, c’est une destruction massive qui cache son nom. Par dizaines et dizaines, ils s’en vont. D’abord en plus grand nombre : les femmes et les enfants... C’est toujours comme ça maintenant. Et déjà, leur odeur se fait sentir. Une caresse funèbre. Bientôt, elle imprègnera toute chose. Se résigner, elle doit se résigner. Accepter l’enfer. Elle ne sait si elle pourra y arriver.

Il existe une autre voie. La voie des lâches et des sans-voix, celle qui naît du désespoir et de l’impatience à lui trouver une fin pour un dénouement que certains disent libérateur. Une façon de vivre la mort. Un autre regard sur la vie. Elle ne sait pas pourquoi elle y pense et cela lui fait peur. Cela lui fait mal. Elle a toujours combattu le cheminement macabre de ceux qui écoutent les paroles de la barbarie. Ceux qui croient n’avoir plus rien à perdre et se préparent à prendre les armes et à disséminer leur propre désespoir autour d’eux. Le placarder dans tous les lieux publics, exploser en feu d’artifice, détruisant le plus de vies possible. Ceux que l’on éduque à propager l’enfer...
Avec cette pluie d’été, c’est bien la haine qui s’élève. Comme un drapeau flottant et glorieux, gonflé de sa victoire prochaine, elle se hisse grimaçante au-dessus de la désespérance.
Leïla le sent bien. Une fois de plus, elle prend place, la haine obscène et violente. Dans la rue déjà, on l’entend défiler sous les effigies de ses maîtres. Cette pluie d’été en est l’exhortation infaillible.

Leïla reste dans son lit. Elle cherche en elle une force quelconque qui surgirait elle ne sait d’où et lui donnerait l’envie de se lever. L’envie d’ouvrir les yeux et de regarder ce qu’elle ne veut pas voir. Regarder l’inadmissible qui s’étale sous sa fenêtre et bien au-delà. Contempler l’indicible de l’inhumanité... Leïla cherche une force qu’elle ne trouve pas. Les détonations se font plus oppressantes, les hurlements plus puissants. C’est la douleur qui s’installe avec fracas. Celle qui précède la mort et la souffrance qui suit explosent toujours en clameurs insoutenables... Leïla cherche en elle une force qu’elle ne trouve plus. Le découragement est trop grand. Son âme s’épuise.

Elle se souvient de l’énergie qu’ils ont mis à apaiser les esprits, à appeler la réconciliation, à rappeler la joie de revivre ; elle se souvient du bonheur qui les a propulsés quand ils peignaient leurs rêves en couleurs chatoyantes. Aujourd’hui tous leurs efforts sont anéantis avec cette pluie d’été...

Alors, de son lit, Leïla regarde ses toiles. Celles qu’elle a conservées et qui embaument son appartement. Elle voit les couleurs et les formes en équilibre dans un espace apaisé, elle essaye de s’en imprégner. Par les yeux, faire pénétrer la paix, la sérénité rêvée, la faire circuler dans ses veines et emprunter les chemins obscurs de ses sens. Mais aujourd’hui c’est du délire. Ses peintures lui paraissent fades. Ses yeux se brouillent. Le tableau s’efface. Une larme descend sur sa joue et vient s’écraser sur sa main, près de l’oreiller. Elle a mal. Encore et toujours plus.

Alors, d’une pulsion, elle se lève. Avec ce qui lui reste de désespoir, elle descend dans la rue. Elle n’a même pas pensé enfiler ses chaussures, cela n’en vaut pas la peine.
Parce qu’elle se trouve sur son chemin, elle s’approche de la mosquée et entend une autre clameur, celle des prières inutiles et des appels à la vengeance. Elle ralentit, hésite mais continue sa route. Elle n’a rien à y faire.
Elle aimerait ne pas voir sa ville en ruines. A peine reconstruits, les murs ne sont que décombres. Et les peintures colorées qu’elle avait réalisées avec ses étudiants sont détruites, inexistantes, volatilisées.
Leïla avance. Elle cherche le silence, elle aimerait le silence.
Elle continue. Lentement. Elle a mal aux pieds mais elle s’en moque, plus rien de grave ne peut la toucher maintenant. Elle tait son âme, baisse le regard et avance vers le centre des combats, là où ils se font lumineux, là où elle est sait qu’elle va trouver le véritable apaisement. Définitif, cette fois.
Ils ont gagné.
C’est triste mais déjà cela n’importe plus.

Monique Bernier

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